À quoi sert ta recherche ?

Ayez bon jour, vous qui lisez ces lignes ! Je souhaite aujourd’hui aborder avec vous des questions de financement de la recherche, liées à celle de son utilité.

Le 23 avril 2020, le ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a annoncé la possibilité d’une « prolongation des thèses, contrats doctoraux et post-doctoraux impactés par la crise sanitaire » [1]Communiqué disponible en ligne : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid151378/epidemie-de-covid-19-prolongation-des-theses-contrats-doctoraux-et-post-doctoraux-impactes-par-la-crise-sanitaire.html?fbclid=IwAR22BnJERDi_6VNuYngHJEaYv1Zi5r2nCX_H3jkPdidhXOhTIebUr0TRpZs . Voyant le titre du communiqué, j’ai cliqué sur le lien pour en savoir plus, avec beaucoup d’intérêt et d’espoir : était-ce là une possibilité pour moi de prévoir une prolongation de mon contrat doctoral ? Après lecture, j’en doute. En effet, je me suis vite aperçue que la démarche concerne avant tout les doctorants en sciences dites dures. Je cite :

Le confinement et la fermeture des établissements ont forcé de nombreux techniciens, ingénieurs, chercheurs et doctorants, dans l’ensemble des disciplines, à interrompre leurs travaux expérimentaux en laboratoire ou encore à suspendre leurs enquêtes et études de terrain.

Le disciplines évoquées font peu penser aux études médiévales, nous en conviendrons. Il est vrai que mon travail de thèse paraît moins impacté par une période de confinement que celui de doctorants dont l’avancée dépend de l’usage de machines, ou de travail en laboratoire – pensons aussi aux sciences sociales avec les études de terrain citées. J’en veux pour preuve mon occupation principale du moment : la transcription de manuscrits, dont je possède des numérisations sur mon ordinateur. Toutefois, en creusant cette idée, j’ai réalisé que plusieurs aspects de mon travail avaient souffert de la situation. Je donnerai deux exemples. D’une part, mes recherches bibliographiques sont grandement réduites et ralenties par la fermeture des bibliothèques : de nombreuses ressources sont disponibles en ligne, mais la plupart des ouvrages qui me sont nécessaires ne sont accessibles qu’en bibliothèque[2]Je vous invite à regarder le site suivant, qui recense les revues scientifiques et bibliothèques mettant à disponibilité des contenus en ligne pendant cette période si particulière : https://www.couperin.org/site-content/145/1413-covid19-recensement-des-facilites-offertes-par-les-editeurs-du-fait-de-la-pandemie?preview=1. J’y ai repéré le site de la BIS (Bibliothèque Interuniversitaire de la Sorbonne), dont le catalogue est accessible si l’on y est inscrit, mais aussi l’éditeur Brepols qui propose des revues comme Manuscripta, Mediaeval Studies ou Le Moyen français.. D’autre part, les recherches et numérisations de manuscrits supplémentaires qui me sont nécessaires sont actuellement stoppées pour les mêmes raisons. Notons que je n’évoque pas les conséquences psychologiques d’une telle situation, qui mériteraient un articles à elles seules. Revenons au communiqué, qui annonce la chose suivante :

Prolongation des thèses, contrats doctoraux et post-doctoraux lorsque jugé nécessaire, jusqu’à 1 an.[3]C’est moi qui souligne.

Si tout doctorant peut demander la prolongation, l’obtention de celle-ci dépendra donc d’une idée de « nécessité ». Le communiqué ne précise pas selon quels critères ladite nécessité sera évaluée, ni qui sera juge. Le cœur du problème est là.

Imaginons ensemble la situation suivante : avec un seul financement disponible, entre un chercheur en biologie n’ayant pu accéder à son laboratoire depuis deux mois, ou un chercheur en études médiévales dont le travail de bibliographie est mis en pause par la fermeture des bibliothèques, lequel, à votre avis, sera prioritaire ? Soyons honnêtes : même si cela m’attriste, je pencherais pour le premier. Pourquoi ? Parce que, me semble-t-il, ce n’est pas la question de l’impact sur la recherche des doctorants qui est évalué, puisque tous ont été affectés par le confinement. C’est la recherche elle-même qui est jugée nécessaire ou non.

Permettez-moi de vous conter une anecdote pour illustrer mon propos. Lorsque j’étais en master, une amie de la famille a, sans malveillance, demandé à mes parents : « Mais à quoi sert sa recherche ? » Elle a comparé mon travail à celui qu’effectuerait un chercheur en médecine : une recherche d’un remède contre le cancer lui paraissait évidemment utile, mais mes analyses de textes médiévaux, elles, semblaient bien futiles en comparaison. Saluons la réponse de mon père, qui lui a expliqué que si les recherches en sciences dures servaient à envisager plus sereinement le futur, les miennes servaient à comprendre le passé. Je pourrais m’arrêter là, mais continuons un peu.

Ce qui m’intéresse ici, c’est l’idée de nécessité, l’idée qu’une recherche doive servir à quelque chose, être utile, pour être valide. J’ai récemment lu un article intitulé « Why Should we Care about the Middle Ages? » (au cas où vous ne seriez pas anglophones, voici une traduction approximative : « Pourquoi devrions-nous nous sentir concernés par le Moyen Âge ? »)[4]Il s’agit du chapitre introductif de l’ouvrage Making the Medieval Relevant (Rendre le médiéval pertinent). L’intégralité du livre est disponible en ligne en Open Access : https://doi.org/10.1515/9783110546316 Chris Jones, Conor Kostick et Klaus Oschema, les auteurs du chapitre et directeurs scientifiques de l’ouvrage, y expliquent leur volonté de montrer l’intérêt de la recherche en études médiévales dans notre société actuelle. Ils questionnent l’idée d’utilité liée à la recherche, une utilité qui se voudrait immédiate, et applicable dans le monde moderne. Vous trouverez l’écho de mon anecdote dans l’élément qu’ils soulignent alors :

The popular impression that modern research in Medieval Studies – but also more generally in the Humanities and sometimes also the Social Sciences – are essentially ‘useless’ to society in general.

(L’impression populaire que les recherches modernes en Études Médiévales – mais aussi plus généralement dans les Humanités et parfois aussi les Sciences Sociales – sont fondamentalement « inutiles » à la société en général.)

Ils mentionnent ensuite des coupes budgétaires qui ont eu lieu aux Etats-Unis récemment concernant les recherches en études médiévales, faites sous prétexte de l’inutilité de ce domaine de recherche. Ainsi, si des ouvrages scientifiques ressentent le besoin de prouver, par une publication, l’intérêt et la nécessité de leur domaine d’étude, c’est bien qu’il faut lutter contre la pensée commune – et incarnée à travers ceux qui donnent ou suppriment les financements -, que la recherche en sciences humaines est moins importante que celle en sciences dures. Et plus précisément, lutter contre l’idée que la recherche en études médiévales est inutile et ne mérite pas d’être financée.

Je me retrouve moi-même parfois influencée dans mes actions par ces idées. En effet, après la lecture du communiqué du ministère, mon réflexe a été de me dire que ce serait vain de demander une prolongation de mon contrat. Un mois est presque passé depuis. Je pense tenter ma chance : au final, cela ne me coûtera rien, si ce n’est quelques heures de démarches administratives – la « maison qui rend fou » d’Astérix est bien proche de la réalité de l’administratif à l’université, j’aurai certainement l’occasion d’y revenir.

Ce n’est pas parce que je ne travaille pas en laboratoire que ma thèse n’est pas valide, ce n’est pas parce que ma recherche n’a pas d’application immédiate et rentable qu’elle n’est pas pertinente. Je ne sais pas vraiment si ma thèse « sert à quelque chose », mais je sais qu’elle ne sert pas à rien. Certes, je n’apporterai pas de grande avancée technologique ou médicale, je ne contribuerai pas à faire avancer notre société vers toujours plus de progrès, je ne vais pas aider à trouver un remède contre le cancer (ou le coronavirus, si l’on veut rester dans l’actualité). Mais je vais rendre accessible un pan de notre histoire, de notre culture, je vais mettre au jour un aspect de notre passé qui jusqu’ici restait enfoui dans des manuscrits que personne ne lit voire ne connaît.

Voilà ce que je pourrais vous répondre, à vous qui lisez ces lignes, si vous vous demandez : « À quoi sert ta recherche ? »

Elle ne sert pas « à quoi ». Elle sert « à qui ».

Elle nous sert, à nous, à comprendre un peu mieux d’où nous venons, et par où nous sommes passés, pour en arriver là où nous sommes aujourd’hui.

Médiévalement vôtre,

La Moyenâgiste.


Notes

Notes
1 Communiqué disponible en ligne : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid151378/epidemie-de-covid-19-prolongation-des-theses-contrats-doctoraux-et-post-doctoraux-impactes-par-la-crise-sanitaire.html?fbclid=IwAR22BnJERDi_6VNuYngHJEaYv1Zi5r2nCX_H3jkPdidhXOhTIebUr0TRpZs
2 Je vous invite à regarder le site suivant, qui recense les revues scientifiques et bibliothèques mettant à disponibilité des contenus en ligne pendant cette période si particulière : https://www.couperin.org/site-content/145/1413-covid19-recensement-des-facilites-offertes-par-les-editeurs-du-fait-de-la-pandemie?preview=1. J’y ai repéré le site de la BIS (Bibliothèque Interuniversitaire de la Sorbonne), dont le catalogue est accessible si l’on y est inscrit, mais aussi l’éditeur Brepols qui propose des revues comme Manuscripta, Mediaeval Studies ou Le Moyen français.
3 C’est moi qui souligne.
4 Il s’agit du chapitre introductif de l’ouvrage Making the Medieval Relevant (Rendre le médiéval pertinent). L’intégralité du livre est disponible en ligne en Open Access : https://doi.org/10.1515/9783110546316
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1 commentaire sur “À quoi sert ta recherche ?

  1. Plus que la question de l’utilité, je pense que le problème prégnant du monde de la recherche est la question de l’accessibilité. Les recherches en sciences dures débouchent souvent sur une application qui touche le grand public, même si celui ignore le processus scientifique qui y a mené (bon, y a aussi des cas où en sciences dures aussi, y a des recherches qui servent strictement à rien).
    Le problème des sciences humaines est la question de l’entre-soi. Les fruits de cette recherche restent souvent confinés (got it?) à un petit cercle d’initiés qui aime cultiver l’exclusivité de leur intellect. D’où l’importance de la vulgarisation … mais ça, aucune institution ne veut la financer. Ca ne rentre pas dans une logique du profit et de la rentabilité, et lorsqu’il est question de monnaie sonnante et trébuchante, il n’y a bien que cela qui compte.

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